La Montée des eaux (extrait d'un premier brouillon)
La veille de mon départ pour Santander, j’ai brusquement quitté le lycée où j’enseignais, au beau milieu d’un cours de philosophie. Je ne sais plus quel en était le thème, mais j’en étais arrivé à délirer, à l’occasion d’une remarque incidente qui m’avait amené à ouvrir une parenthèse, et sans doute une autre parenthèse au milieu de cette parenthèse, au sujet de la fuite des derniers néoplatoniciens contraints à l’exil après la fermeture de l’école d’Athènes décrétée par Justinien en 529, et ayant entrepris un long périple depuis la côte Syrienne où ils avaient sans doute débarqué jusqu’à Harran, au nord de la Mésopotamie, à la cour du roi Chrosroes Premier, parce que ce dernier jouissait d’une excellente réputation auprès des philosophes dont il recherchait la compagnie, tout comme celle des mages, des astrologues, des médecins, et des poètes, quelles que soient leurs affinités religieuses, zoroastriens bien sûr, mais aussi chrétiens, juifs, ou leur culture, grecque, syriaque, persane ou indienne. Raconter aux étudiants cette histoire m’avait plongé dans une émotion intense et je me suis mis à pleurer. La plupart des jeunes n’avaient pas noté mon état, trop occupés à faire tout autre chose que de la philosophie. Cependant, les rares élèves qui m’écoutaient encore, installés au premier rang pour ne pas être perturbés par le bruit incessant des discussions derrière eux, semblaient captivés par cette histoire-là, plus encore que d’habitude, à moins qu’ils n’aient été captivés par l’émotion qu’ils devinaient naître en moi, ces larmes qui se pressaient au coin des yeux. Ils devaient sentir que se jouait là pour moi quelque chose de grave. Peut-être pensaient-ils que j’avais perdu un proche, qu’un drame m’avait frappé, mais en réalité, c’était juste cette histoire, la fuite en Perse de Damascius et de ses disciples. Quitter Athènes était un aveu d’échec. Un millénaire de philosophie s’évanouissait soudainement avec le départ de ceux qui étaient encore capables de le rassembler en pensée, mais l’histoire était déjà terminée, elle n’intéressait plus personne depuis longtemps. Je me revois évoquant les premiers principes de Damascius, le dernier diadoque, cet appel troublant à l’indicible qui ne peut même pas être dit transcendant, qui plongeait Simplicius, son disciple le plus brillant, dans la plus profonde perplexité. En évoquant le dernier mot qui signifiait la fin de la philosophie grecque, ce dernier mot qui n’en est même pas un, se nouait une coïncidence extraordinaire avec mon propre état, que j’exposais confusément devant un parterre d’étudiants probablement médusés. Je crois me souvenir des derniers mots que j’ai prononcés avant de quitter la salle, après avoir bafouillé d’inaudibles excuses, me lever, rassembler mes cahiers, mes stylos, ranger mon sac de professeur une dernière fois, et les planter là, que ces derniers mots furent : « et les dieux s’évanouirent en silence ». Moi qui ne pleure pas souvent, je m’effondrais maintenant à cause d’une souffrance qu’on pourrait qualifier de « métaphysique ». Ce que je ne savais sans doute pas à ce moment précis, mais que je pressentais peut-être à travers la douleur, tandis que je traversais les couloirs du lycée dont la blancheur m'a toujours fait penser à un hôpital psychiatrique, croisant quelques collègues qui faisaient semblant de ne pas me voir, comme d’habitude, passant devant le poste de la conciergerie, sans même penser à récupérer les affaires qui restaient dans mon casier, et devaient y demeurer jusqu’à ce qu’un nouvel enseignant prenne ma place, j’imagine, quelques semaines plus tard, marchant d’un pas vif jusqu’à l’automobile, rentrant hâtivement chez moi, ce que je pressentais peut-être, c’était que cette fuite des derniers philosophes grecs faisait écho à mon propre effondrement, signifiant que j’en avais fini avec cette vie-là.